A Toul, le Général Bigeard vacille

Faut-il défaire les statues de personnalités historiques jugées problématiques, une fois passées au crible de l’historien ? A Toul, la question ne s’est jamais posée pour la mairie, qui a dressé en octobre 2024 une élogieuse statue du Général Bigeard, tortionnaire de la bataille d’Alger. Depuis, un collectif se réunit chaque mois pour obtenir son retrait de l’espace public. Enquête sur place.
Une soirée d'été à Toul, aux pieds des remparts. Nous sommes sur le square Lieutenant-Colonel René Génin. Comme à Nancy, difficile de ne pas remarquer l'empreinte militaire sur la ville, ancienne place forte de la frontière franco-allemande et ville de garnison, encore aujourd'hui. Enjeux de mémoire, les rues qui se sont inévitablement prolongées au-delà des fortifications de Vauban ont été renommées pour rendre hommage aux anciens combattants de la France. On trouve près de nous des Colonels Grandval et Pechot, un Commandant Chaudron ainsi qu'une rue dédiée à l'archange Michel, saint patron des parachutistes.
Toul honore l'autre patron des « paras » : le Général Marcel Bigeard ou Bruno, pour les intimes. Originaire de la ville, il a fait ses armes avec la Résistance, avant de commander lors des dernières guerres coloniales de la France, en Indochine et en Algérie. Sa retraite prise, il est brièvement ministre de Giscard d'Estaing puis député du Toulois, de 1978 à 1988. Et s'il avait déjà une avenue à son nom, c'est sur ce square où nous nous trouvons qu'a été dressée une statue à son image. Celle d'un seul homme, en tenue de parade, placée entre deux autres monuments dédiés aux morts et aux résistants du Toulois. Ce soir, la statue s'est couverte de foulards, comme pour masquer le symbole ; le regard se détourne vers une pancarte, à même le sol : « 10 mois que Toul se fait capitale de la torture ».
Depuis la discrète installation de la statue le 24 octobre dernier par la municipalité, des habitants et des associations se rassemblent chaque 24 du mois devant Bigeard, pour obtenir son départ. L'affaire est maintenant connue : avec le soutien de la Ligue des Droits de l'Homme, ils se sont regroupés au sein du collectif « Histoire et mémoire dans le respect des droits humains » et ont publié une pétition relayée par les médias et par des historiens, en France comme à l'étranger.
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Moins nombreux que d'habitude en cette fin d'été, l'ambiance est conviviale : un apéro est prévu, on sort une guitare et rapidement un chant est entonné, avec pour refrain : « Ça suffit, quand est-ce qu'on aura compris, ce symbole colonial, ça fait du mal ! ». Quelques discours sont prononcés pour préparer la rentrée politique ; pendant l'un d'eux, un motard passe et lance : « Vive Bigeard ! ». Ce n'est pas la première fois que les « pro-Bigeard » viennent tanner les manifestants : quelques mois plus tôt, des pancartes installées près de la route ont été volées par un automobiliste, nous raconte-t-on.
Pour reprendre la formule décidément impartiale utilisée par l'Est Républicain, le général Bigeard est un « héros pour les uns, [une] figure controversée pour d'autres ». Pourtant, la polémique ne date pas d'hier : en 2011, une longue mobilisation aura eu raison du transfert de ses cendres aux Invalides, alors voulu par le gouvernement Fillon. On le présentait alors comme digne de « tous les titres de gloire et [de] tous les grades » (selon Hervé Morin), pire : comme ayant fait preuve « d'humanité » en Algérie (selon Henri Guaino), alors que les cas de torture sous sa responsabilité sont bien documentés.
Bigeard a lui même construit et entretenu son propre mythe (déconstruit par l'historien Alain Ruscio dans les Cahiers d'Histoire), le conduisant à nier les accusations de torture portées à son encontre dans Le Monde en 2000, alors que le Général Massu reconnaissait que la torture s'était généralisée en Algérie et d'autant plus pendant la bataille d'Alger, par le biais des détachements opérationnels de protection (DOP). Cellules semi-clandestines importées d'Indochine, elles comprenaient militaires et policiers, avec pour objectif d'obtenir des renseignements des captifs algériens en sortant du cadre légal de l'interrogatoire, par l'utilisation de la torture. Sous le commandement de Massu, Bigeard et ses paras faisaient ainsi un « travail policier », consistant à arrêter et torturer les indépendantistes présumés, qu'ils jetaient ensuite à la mer, pieds coulés dans du béton ; les mal nommées « crevettes Bigeard », car pratiquées par nombre d'autres généraux.
Monsieur le ministre, vous pensez bien qu'on n'arrive pas à de tels résultats avec des procédés d'enfant de chœur !
Après Alger, Bigeard devient l'homme de la « torture-institution ». En 1958, il est chargé d'un « centre d'instruction à la pacification et à la contre-guérilla » à Philippeville (aujourd'hui Skikda), surnommé « école Bigeardville » et censé former les officiers à la destruction physique et psychologique de l'ennemi. Félicité par Chaban-Delmas, alors ministre de la défense, il se vante : « Monsieur le ministre, vous pensez bien qu'on n'arrive pas à de tels résultats avec des procédés d'enfant de chœur ! ». Ses procédés, c'était la « torture humaine », comme le rapporte l'historien Pierre Vidal-Naquet dans ses Crimes de l'armée française (ouvrage de référence, qui détaille extensivement les charges contre Bigeard) ; en somme, l'utilisation de l'éléctricité est permise jusqu'à ce que le prisonnier parle. L'instauration de la Cinquième République aura contraint quelque peu l'application de la torture, arme des factieux ; on conclura cet exposé des faits sur ces paroles de Bigeard lui-même (cité par Vidal-Naquet) : « Lorsque le général de Gaulle et M. Delouvrier sont venus à Saïda, ils m'ont dit : plus de tortures. Alors moi, messieurs, je vous dis : plus de tortures... mais torturez quand même ».
La mairie de Toul ressuscite donc la controverse Bigeard au service de sa politique thuriféraire. L'installation de la statue a été votée à deux reprises, en 2018 et en 2023, par la majorité... de gauche. Enterré par la pandémie, le projet a été relancé, non sans scinder les élus. Pourtant, le maire Alde Harmand persiste : Bigeard est un « enfant de Toul » ainsi que le soldat le plus décoré de France (en réalité, il s'agit du putschiste Salan).
Montage de Lejeune avec la statue, du projet présenté aux élus et de la statue recouverte.
La statue en bronze a été commandée par la Fondation Marcel Bigeard au sculpteur Boris Lejeune, ouvertement proche de l'extrême-droite. Vu et entendu dans les officines fachos Boulevard Voltaire, Radio Courtoisie et L'Incorrect, il est aussi intervenant à « l'Institut de formation politique », « pépinière de la droite catholique et identitaire », selon Le Monde. On trouve parmi ses dernières commandes une œuvre en hommage aux « victimes de la Terreur », commandée par la mairie RN d'Orange en 2019 ainsi qu'un monument à Jeanne d'Arc, offert de sa part à la ville de Saint-Pétersbourg en 2023, financé par le royaliste antisémite Sixte-Henri de Bourbon-Parme et par les intégristes catholiques de Riaumont. Pour cette dernière statue, Lejeune a notamment reçu la citoyenneté russe par décret de Vladimir Poutine, en l'honneur de « sa contribution aux relations culturelles russo-françaises ». Belle compagnie. Si l'on ne peut attester avec certitude des motivations du commanditaire, on peut s'interroger sur la négligence dont a fait preuve la municipalité touloise en acceptant un tel don.
Il n'y aura pas plus de dialogue entre la mairie et le collectif, malgré des ouvertures. Dès mars 2024, le maire s'était empressé de délégitimer l'initiative, déclarant : « il est important de rappeler que le Conseil municipal de Toul, composé d'élus démocratiquement mandatés par les citoyens, s'est prononcé à deux reprises en faveur de l'érection de cette statue en menant ces débats. [...] Je condamne fermement toute ingérence extérieure dans notre processus démocratique et je réaffirme la légitimité du Conseil municipal à prendre des décisions concernant l'aménagement de notre ville ». La démocratie ne s'exerce donc plus dans l'espace public. On constate aussi le manque d'intérêt du grand public pour la question. Bigeard est mort. Ses méfaits sont peu rapportés par la presse. De l'autre côté, ses soutiens se trouvent principalement parmi les anciens militaires, les autoproclamés « nostalgiques des colonies » et autres réactionnaires. On s'interroge alors sur pourquoi la municipalité tient tant à recevoir ce don encombrant, qui a plutôt sa place dans un musée. On peut aussi s'en inquiéter, alors que l'extrême-droite parvient à imposer ses idées et ses symboles dans la région. Deux candidats ouvertement fascistes et antisémites étaient en lice pour les législatives dans le Toulois l'année dernière.